Les Chinois se rebellent face à l’hégémonie d’une esthétique globale sinon occidentale

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Marvel a dévoilé en juillet dernier le casting du film Shang Chi, son super-héros chinois. Mais au pays du kung-fu, marché que la société de production souhaite tant séduire, la polémique divise les partisans de la diversité culturelle et ceux qui dénoncent des stéréotypes raciaux. Derrière les contestations en Chine, se dessine une remise en question de l’autorité esthétique occidentale, doublée d’une certaine impuissance face au pouvoir de narration hollywoodien.

« Hello Siri… suis-je moche ??? » Sur son compte Twitter, Simu Liu préfère ne pas perdre son sens de l’humour. Le 9 août, l’acteur sino-canadien, choisi par l’Univers cinématographique Marvel pour incarner au grand écran son premier super-héros chinois Shang Chi, vient de voir un reportage vidéo dédié spécialement à son physique. « Le protagoniste asiatique de Marvel, est-il ‛trop moche’ aux yeux des Chinois ? » titre ce micro-trottoir produit par Asian Boss, un pure player en anglais spécialisé en informations asiatiques.

Si la question paraît déplacée, voire malveillante, les interventions des interviewés chinois sont beaucoup plus nuancées. Pour la plupart d'entre eux, il ne s'agit pas tant du physique de Simu Liu, que des images toujours très stéréotypées des Chinois dans les blockbusters hollywoodiens: ces mêmes yeux bridés, ces mêmes nez plats et ces mêmes visages carrés, qui correspondent, semble-t-il, à une perception occidentale des Asiatiques. Ainsi donc Simu Liu se trouve-t-il, bien malgré lui, dans un conflit esthétique entre la Chine et l'Hollywood américain.

L’acteur Simu Liu en 2019. © Gage SKIDMORE via Wikimédia Commons, CC BY-SA 3.0.

Deuxième marché du cinéma dans le monde, la Chine est le nouvel Eldorado pour Marvel. Le film Avengers : Endgame, sorti en avril, y a brisé plusieurs records de box-office en raflant 614 millions de dollars (559 millions d’euros). Avec Shang Chi, Marvel se targue de son casting 100 % asiatique, faisant la promotion de la diversité ethnique pour conquérir le marché chinois. Mais plus d’un an avant sa sortie, le film suscite déjà polémiques et remous. Dépasser les clivages culturels n’a rien de simple, surtout à l’ère numérique et de la globalisation.

Entre enthousiasme et protestation, deux combats différents d’Asies différentes

Lors du festival Comic Con 2019 de San Diego, du 18 au 21 juillet, les studios Marvel ont dévoilé le calendrier de leurs prochains films de super-héros, dont fait partie Shang Chi et la légende des dix anneaux. L’acteur hongkongais Tony Leung et l’actrice-rappeuse américaine Awkwafina ont rejoint le casting. À part cela, très peu d’informations ont filtré, mais l’annonce a déjà fait l’effet d’une bombe dans le monde entier.

Marvel semble vouloir faire de Shang Chi son Black Panther asiatique. Une stratégie à suivre au vu du succès de son dernier film phénomène. Premier super-héros noir mainstream de Marvel, Black Panther avait fait un carton dans les salles en 2018. Un tournant dans la représentation des noirs à l'écran, et une preuve que valorisation des minorités et communautés rime parfaitement avec réussite commerciale.

Pourtant, le premier accueil de Shang Chi reste très contrasté entre enthousiasme au sein de la communauté asiatique du continent américain, mais protestation contre le film sur les réseaux sociaux chinois. Les reproches se cristallisent autour de deux aspects : les vieux clichés racistes véhiculés par l’éternel criminel asiatique incarné par le personnage de Fu Manchu, père de Shang Chi baptisé Le Mandarin dans le film, et le choix des deux acteurs Simu Liu et Awkwafina, pionniers de la cause asiatique en Amérique, mais jugés très loin des standards de beauté par des internautes chinois.

Pour Simu Liu et d’autres Asiatiques de l’Amérique, qui luttent pour « le droit d’appartenance et pour plus de représentations d’Asiatiques » dans les médias mainstream de leurs pays d’adoption, le fait que Marvel mette en avant un super-héros asiatique est une vraie victoire. Mais la promotion de la diversité ethnique n’est pas une garantie pour réussir sur le marché chinois. Là-bas, le combat est ailleurs : alors qu’aujourd’hui l’Empire du Milieu prend une nouvelle place économique sur l’échiquier mondial, les Chinois, de plus en plus conscients de l'impact de leur pouvoir d’achat sur les marques, n’hésitent plus à faire entendre leur voix pour contester l'image des Chinois, souvent jugée stéréotypée, reprise par les entreprises occidentales.

La promotion de la diversité ethnique n’est pas une garantie pour réussir sur le marché chinois. Là-bas, le combat est ailleurs.

Fu Manchu, le péché originel

Sur le réseau social Weibo, le Twitter chinois, l’hashtag Shang Chi a suscité plus de 69 000 discussions et près de 87 millions de vues.

« Je suis déçu par Marvel. Tout d’abord, le personnage du Mandarin ne serait qu’une ‛réincarnation’ de Fu Manchu. Et puis le super-héros Shang Chi, après avoir pris connaissance de tous les crimes commis par son père, décide de le tuer et rejoint le camp occidental, pour devenir un super-héros à leurs yeux. Pourquoi l’Occident se prend-il toujours pour le sauveur du monde ! », peste un internaute chinois, dont la frustration révèle qu’elle est assez partagée parmi les fans de Marvel en Chine.

Fu Manchu, figure créée en 1912 par le romancier anglais Sax Rohmer, est le symbole du péril jaune. Ce stéréotype stigmatise les Asiatiques comme une menace pour l’Occident. L’introduction de Fu Manchu en tant que père de Shang Chi dans les bandes dessinées originales des années 1970 fait partie du passé peu glorieux de Marvel. Selon le quotidien chinois Xinjing Bao, « Fu Manchu est un miroir, qui reflète l’humiliation subie par la Chine dans l’histoire moderne, mais également des années de lutte (contre la discrimination) des immigrés chinois à l’étranger. C’est pourquoi beaucoup de Chinois sont extrêmement sensibles à la représentation de ce personnage. »

Accoutrement mandchou anachronique, yeux de chat et petite moustache... Le personnage de Fu Manchou incarne le « péril jaune », ici dans une vieille page de comic américain© Carl Burgos, Comic Book Plus, 1958.

Face au boycott lancé par des spectateurs chinois, Simu Liu et Tony Leung ont promis de faire remonter ces inquiétudes à l’équipe pour ne pas tomber dans les vieux pièges racistes. Mais derrière cette polémique se pose également la question de la liberté de création artistique. Est-ce que Marvel a le droit de se réapproprier le symbole culturel Fu Manchu ?

« Au niveau de la critique littéraire, la réappropriation satirique ne pose pas de problème », commente Hansong Dan, professeur de littérature anglaise et américaine de l’Université de Nankin, dans une interview accordée à la BBC. Pour lui, le père de Shang Chi pourrait sortir complètement du cadre de la figure de Fu Manchu. « Il faut garder son sang-froid quand on critique un film et appréhender les inquiétudes des spectateurs chinois d’un point de vue historique. Mais il est aussi très important que l’Occident sache que les Chinois n’ignorent pas cet épisode de ‛péril jaune’ », explique-t-il.

Pommettes saillantes, mâchoire carrée, yeux bridés et lèvres charnues... une formule qui décrit exactement ce type de visage asiatique mis en avant par les maisons ou les magazines internationaux de la mode.

Victime de dommages collatéraux

L’esthétique n’est pas une affaire accessoire en Chine, et les dernières tribulations chinoises de Dolce & Gabbana en 2018 le prouvent. La fameuse publicité de la marque italienne, dans laquelle un mannequin chinois se sert des baguettes pour manger une pizza et des spaghettis, avait provoqué une avalanche de commentaires sur les réseaux sociaux chinois. Les critiques portaient sur le choix du mannequin aux yeux très bridés vécu comme un cliché à connotation raciste des Occidentaux sur les Asiatiques. La réponse maladroite d’un des fondateurs de la marque en avait « rajouté une couche ». Très vite, le soi-disant hommage à la culture chinoise a viré au scandale raciste.

Cette affaire a marqué un tournant dans les rapports des Chinois avec les marques occidentales. « À l’époque où un symbole aussi cliché que les baguettes ne peut plus être utilisé comme tel, tous les cas semblables sont susceptibles de provoquer une vague de critiques et d’affrontements », explique un chroniqueur du site d’informations shanghaïen The Paper. Selon lui, des consommateurs chinois, motivés par une forme d’émotion nationaliste, ont réalisé un succès partiel contre les marques occidentales en se servant de l’opinion publique et du boycott commercial, ravivant en retour l’esprit nationaliste dans le pays, une problématique qui suscite pourtant une mise en garde de beaucoup d’intellectuels chinois.

L’actrice et rappeuse Awkwafina. © Casi MOSS, via Wikimédia Commons, CC BY-SA 2.0.

Dans ce contexte, s’inscrit ainsi la contestation du choix de Simu Liu et d’Awkwafina, deux visages d’ailleurs inconnus du public chinois. Davantage que Simu Liu, c’est Awkwafina, considérée comme l’archétype asiatique d’Hollywood qui fait l’objet des plus âpres reproches, voire d’insultes.

Le public chinois réprouve désormais que des marques occidentales, fortes de leur pouvoir d'influence, veuillent déterminer les critères esthétiques ou écraser ceux qui existent déjà dans la culture locale.

Derrière ce débat superficiel, ne se cache-t-il pas, au fond, ce fantasme orientaliste de l’Occident, ou est-ce un racisme intériorisé des Chinois qui n’assumeraient pas leurs propres caractéristiques physiques ? Une question complexe, les deux peut-être. Mais dans ce brouillard esthétique, des voix émergent sur Weibo pour prendre la défense d’Awkwafina : « Je trouve qu’elle est cool et c’est une excellente actrice. La discrimination la plus affreuse, n’est-elle pas celle que nous appliquons envers nous-mêmes ? » , « J’adore Awkwafina. Marvel l’a choisie et vous pensez que c’est du racisme basé sur des stéréotypes. Mais si on suit cette logique, alors une actrice aussi talentueuse qu’elle n’aurait donc jamais le droit de jouer sur grand écran. »

Esthétique sans frontières ?

Le choix de l’actrice Liu Yifei pour incarner l’héroïne du prochain film de Walt Disney Mulan, basé sur la légende chinoise éponyme, a été bien accueilli en Chine, sinon salué comme un choix stratégique qui prendrait enfin en compte le « standard chinois » de la beauté féminine. © Liu Yifei Official.

En Chine, les critères esthétiques sont en évolution permanente et ne manquent pas de contradictions. D’une manière générale, les Chinois aiment des visages ovales et des pommettes douces. Mais les caractéristiques comme pommettes saillantes, mâchoire carrée, yeux écarquillés et lèvres charnues, soit presque tout ce que l’on reproche à Simu Liu et Awkwafina, correspondent pourtant à la définition du « visage noble » (gaoji lian, littéralement, « faciès de haut niveau ») en Chine. Une formule qui désigne exactement ce type de visage asiatique mis en avant par les maisons ou les magazines internationaux de mode.

Cette tendance, qui n’a pas échappé au « léché, lâché et lynché », symbolise les relations très compliquées des Chinois à l’égard des critères esthétiques à l'ère de la globalisation.

« Les milieux de la mode mettent l’accent sur les ‛visages nobles’. Cela peut aider à élargir notre définition de la beauté. (...) Mais les bonnes intentions des marques de mode ne les mettent pas à l’abri de reproches. Aujourd’hui elles cherchent à étendre les frontières de l’esthétique mais elles finissent souvent par ajouter de nouvelles contraintes. C’est dommage, au vu de leur immense pouvoir », explique un chroniqueur de Sixth Tone, publication en anglais de Shanghai United Media Group, dans un article intitulé : « Démodés : les consommateurs chinois en ont assez des ‛visages nobles’ ».

Un exemple de « visage noble » (gaoji lian) : l’expression, ironique, désigne les traits faciaux atypiques de certaines personnalités. Ici, le mannequin singapourien Duan Mei Yue, à Tokyo, en mars. © DU Xiaoyi/Xinhua

Pour cet observateur, l’obsession de ces « visages nobles » a élevé certains traits en nouveaux critères de beauté, qui paraissent aussi simplistes et hégémoniques que les anciens. Un avis partagé par le site de mode britannique BOF. Selon ce dernier, le public chinois réprouve désormais que des marques occidentales, fortes de leur pouvoir d'influence, veuillent déterminer les critères esthétiques ou écraser ceux qui existent déjà dans la culture locale.

Aujourd’hui, la polémique sur Shang Chi peine à s’apaiser. Mais l’autodérision de Simu Liu semble lui avoir attiré pas mal de sympathie dans son pays d’origine. Un sondage a même été lancé sur Weibo : « Pour un protagoniste au cinéma, qu’est-ce qui est le plus important pour toi : le physique ou le talent ? » Sans surprise, la plupart des intervenants penchent pour le talent, mais tout en soulignant l’importance du physique. De quoi trouver un terrain d’entente entre l’Orient et l’ Occident ?

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